Épilogue
Tout entier esprit, tout entier lumière, tout entier œil.
Clément d'Alexandrie

De grands aigles sont descendus tôt sur la Terre,
Forts des secrets célestes, attirés par la chair.
Mais que reste-t-il aujourd'hui du sacrilège ?
Rien que Mort, famines, droits bafoués et guerres.
Des amours d'Hermès et de Dryope, naquit sur le mont Cyllène, en Arcadie, un petit être étrange et mystérieux au regard perçant, mi-homme mi-bouc, tel un satyre, qui paraissait tellement vilain, tellement hideux et repoussant, nous relatent les Hymnes homériques [1], avec ses cornes et ses sabots fendus, que sa mère, épouvantée, l'abandonna dès qu'il pointa le bout de son nez. Emmené auprès des dieux de l'Olympe par son père qui l'avait caché sous une peau de lièvre, il les fit tous tant rire lorsqu'il se mit à bêler qu'ils l'appelèrent Pan et pensèrent un instant l'adopter. Mais ses cris répétés et le boucan infernal qu'il produisait sans cesse les en dissuadèrent.
C'est pourtant grâce à sa voix tonitruante, encore amplifiée par des conques trouvées sur le rivage que Panfera fuir, dans un vent de panique [2], les Titans, géants primordiaux issus de l'union d'Ouranos et de Gaïa, alors en guerre contre les dieux. Mais là encore, ces derniers, au lieu de le remercier, continueront à le railleret à se moquer de son air disgracieux.
Cette attitude méprisante et ce manque de reconnaissance engendrèrent de la frustration et de la colère chez Pan qui se prit alors de passion pour les instruments de musique et essaya d'en tirer des sons mélodieux afin de courtiser les nymphes. Ayant accumulé quelques conquêtes, il voulut déclarer sa flamme à la naïade Syrinx qui ressemblait à s'y méprendre à la déesse Artémis, et dont il était tombé éperdument amoureux, mais celle-ci préféra se métamorphoser plutôt que de lui céder. Et tandis qu'il croyait la saisir, des roseaux du marais se retrouvèrent entre ses doigts en lieu et place du corps de l'envoûtante nymphe. Sur le coup de la déception, Pan émit alors de profonds soupirs et l'air ainsi exhalé s'engouffra dans les roseaux en produisant un léger bruit semblable à une plainte. Inconsolable, Pan qui voulait malgré tout perpétuer le souvenir de la jeune fille, confectionna alors une flûte avec ces bouts de tige creuse qu'il avait coupés de façon inégale et assemblés côté à côte avec de la cire. C'est la raison pour laquelle on donna à cet instrument le nom de syrinxou flûte de Pan.
Lorsque Zeus, ayant succombé au charme d'Io, prêtresse au temple d'Héra à Argos, fut sur le point d'être surpris en forêt en compagnie de sa maîtresse, il la transforma in extremis en une gracieuse génisse d'une éclatante blancheur afin de garder secrète son infidélité, mais Héra ne fut pas dupe et il se vit obligé de la lui offrir en présent. Comme Zeus continua tout de même à la voir en cachette à maintes reprises en prenant l'apparence d'un bœuf, Héra confia alors Io à la vigilance du géant aux cent yeux qui, quelle que fut sa position, même le dos tourné, la gardait jour et nuit bien en vue.
Or, il se fit qu'un jour, alors qu'Io était attachée à un olivier dans un bois sacré à Mycènes, Hermès, le messager des dieux que Zeus avait envoyé afin d'arracher la prisonnière à son redoutable gardien, arriva, tel un berger accompagnant son troupeau de chèvres, en jouant différents airs sur des roseaux assemblés en flûte, ainsi qu'il l'avait vu faire par son propre rejeton. Véritablement charmé par cette musique qui lui y était jusqu'alors inconnue, le fidèle serviteur d'Héra invita le noble pâtre à venir s'asseoir à ses côtés sur le rocher ombragé. Hermès obtempéra et, alternant récits et airs de flûte, tenta de triompher des yeux toujours en éveil de son hôte bientôt en lutte contre une douce torpeur. C'est alors qu'Hermès commença à lui raconter les circonstances de la découverte de la flûte au son mélodieux. Et soudain, voyant tous les yeux du géant relâcher l'attention et ses regards se brouiller sous un voile de sommeil, il se saisit de son épée et, au moment précis où Argos, que nous connaissons mieux sous son nom latinisé Argus, inclina la tête, le frappa à la nuque offerte d'un coup sec et puissant qui précipita la tête ensanglantée du malheureux au pied du rocher abrupt.
Afin d'honorer la mémoire de son humble serviteur, Héra récupéra ses yeux et en para la queue du paon, l'animal qu'elle considérait comme étant le plus sacré. En prise à la colère, elle décida également de se venger.
La merveilleuse histoire se termine ici. D'ailleurs, le grand Pan est mort et avec lui le paganisme.
Avec le désenchantement du monde [3], expression chère au sociologue Max Weber, on est passé d'un monde sacré où la nature est esprit, ce qui justifie le plus grand respect à son égard et sa préservation, à un monde désacralisé, où la nature est devenue un simple objet d'étude et d'exploitation. Le savoir qui jusque-là appartenait à une caste privilégiée, celle des prêtres, prêtresses et oracles, se retrouve aujourd'hui de plus en plus concentré entre les mains des scientifiques et autres experts de tous bords, de sorte que nous avons de moins en moins une vue globale d'une problématique donnée et, suite aux diverses spécialisations, nous assistons à un cloisonnement du ou des savoirs. Par souci d'objectivité, la science s'est ainsi mise à catégoriser, diviser, étiqueter ses objets ou sujets d'étude afin de les apprivoiser ou de se les approprier.
Nous devons beaucoup à la science et notre intention n'est nullement de la décrier mais plutôt de rappeler certaines balises pour éviter les dérives, car la science ne peut avoir réponse à tout. Nous nous référons ici à certaines pratiques contraires à l'éthique qui utiliseraient les avancées récentes sur la compréhension du cerveau humain ou la génétique et le clonage pour conditionner les individus ou tenter d'améliorer l'espèce humaine.
Avec l'émergence d'une société du risque [4] que le sociologue Ulrich Beck a si bien mis en évidence au travers de son analyse de la modernisation de nos société contemporaines, nous devons adapter notre mode de vie afin de tenter de minimiser les risques qui planent au-dessus de nos têtes telles autant d'épées de Damoclès et apprendre à maîtriser nos peurs, car nous n'avons d'autre choix que de vivre avec, que cela concerne les pandémies, les changements climatiques,la pénurie des ressources naturelles, la cybercriminalité, le terrorisme, la menace nucléaire, les guerres et génocides, l'eugénisme, pour ne citer que quelques exemples, et bien évidemment tous les petits risques présents au quotidien.
Pour endiguer les risques liés à la modernité et relever ces nouveaux défis, nous devons pouvoir compter sur chacun d'entre nous et unir nos efforts.
Nous sommes en effet tous uniques, tous différents, avec nos expériences et notre vécu qui nous façonnent et qui induisent ce que nous sommes aujourd'hui, et possédons tous une immense richesse intérieure : chacun de nous est un diamant brut qu'il faut tailler pour qu'il brille de mille feux ! Tout vilain petit canard [5], tout mouton noir, toute brebis galeuse, tout bouc émissaire est susceptible de se métamorphoser, parfois il est vrai, au terme d'un long cheminement personnel ou d'un parcours parsemé d'embûches, en un magnifique cygne ou un majestueux paon !
Laissons-nous dès lors séduire par la flûte enchantée, laissons de côté nos préjugés, arrêtons de stigmatiser l'autre parce qu'il est différent, édifions une société plurielle qui ose s'enorgueillir de son multiculturalisme, une société qui n'exclut pas mais qui rassemble. Le repli identitaire n'a en effet plus sa place dans nos sociétés démocratiques, car la différence est une force et non une faiblesse. Les discriminations et délits de haine racistes et religieux, sexistes, axés sur l'orientation sexuelle ou à l'égard des personnes handicapées sont autant de signes d'une société clivée et malade, en ce sens qu'elle nourrit partout le malaise et installe une certaine forme d'insécurité et de mal-être.
Faisons plutôt résonner haut et fort nos valeurs européennes de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d'égalité, de l'État de droit, ainsi que de respect des droits de l'homme, tendant à garantir une société caractérisée par le pluralisme, la non-discrimination, la tolérance, la justice, la solidarité et l'égalité entre les femmes et les hommes [6], et donnons-nous la main pour que les générations futures reçoivent un héritage que nous serons fiers de leur laisser ! S'il n'est pas trop tard, il est en tout cas vraiment grand temps de vivre tous ensemble en harmonie avec la nature et d'agir pour le bien de notre planète et dans l'intérêt de tous !
[1] Ensemble de courts poèmes épiques dédiés chacun à un dieu et rédigés entre le VIIème siècle av. J.-C. et le IVème siècle ap. J.-C. L' « Hymne à Pan » en constitue le dix-neuvième hymne et a été écrit dans un style très recherché et subtil.
[2] Du latin panicus, de Pan, dieu qui passait pour troubler, effrayer les esprits (in « Le Petit Robert »).
[3] Max Weber, « L'Éthique protestante et l'Esprit du capitalisme », 1904, traduction française, Plon/Pocket, 2010, pp. 117, 134, 177 et 179 et « La profession et la vocation du savant », 1917, in « Le savant et le politique », traduction de Catherine Colliot-Thélène, La Découverte/Poche n° 158, 2003, p.83. Cette expression désigne le processus de recul des croyances religieuses et magiques au profit de la rationalité scientifique.
[4] Ulrich Beck, « La société du risque : Sur la voie d'une autre modernité » (« Risikogesellschaft »), Aubier, 2001, 521 p.
[5] Titre d'un conte écrit par Hans Christian Andersen en juillet 1842 suite au mauvais accueil reçu lors de la première de la pièce de théâtre « L'Oiseau dans le poirier ».
[6] Titre Ier, article 2 du Traité sur l'Union européenne.
[7] « Ode à la joie » (« Hymne européen »). De nombreux textes ont été produits sur la mélodie tirée du dernier mouvement de la neuvième symphonie de Ludwig van Beethoven composée en 1823, ainsi que de nombreuses traductions du poème rédigé en allemand en 1785 par Friedrich Von Schiller et dont s'inspira le brillant compositeur, mais il n'existe à ce jour aucune version officielle de l'hymne européen. L'extrait ici proposé, intitulé « Hymne à la joie », a été écrit en 1943 par Joseph Folliet (1903-1972), prêtre catholique, sociologue et écrivain français.