Chapitre II

Quelques jours plus tard, alors que l'incident de la boulangerie était pratiquement oublié, Madame KAZAN, perdue dans ses pensées et qui venait de quitter la gare de la petite ville voisine, la Cité de l'Osier, où elle était descendue avec le train de 17h18, s'apprêtait à récupérer son véhicule, une Land Rover Defender qu'elle appréciait davantage pour sa fiabilité, sa résistance en cas de choc et ses capacités extrêmes que pour son design ou son confort, et qu'elle avait laissé sur le parking Saint-Roch plus tôt dans la journée.
S'engageant dans la rue des Arbalétriers, elle ne vit pas arriver derrière elle une Skoda Octavia RS, alors qu'elle s'apprêtait à croiser, sur le trottoir et venant en sens inverse, deux silhouettes athlétiques sombres qui apparaissaient maintenant plus distinctement à une vingtaine de mètres.
Arrivée à la hauteur du premier individu, elle distingua soudain, sous sa veste en tweed restée entrouverte, au niveau de la poitrine, une nominette bleu nuit à rayures azurées, ainsi que deux couronnes argentées y apposées, au moment même où son collègue, le commissaire Gérard LAMBERT [1], obliquant dans sa direction, l'interpella en lui présentant sa carte de légitimation:
- « Madame KAZAN, veuillez bien nous suivre s'il vous plaît. »
Sur ces entrefaites, ils la saisirent tous deux par les épaules, sans qu'elle ait eu le temps de réagir, se dirigèrent vers la chaussée et, de concert avec une forte pression exercée au niveau de la tête, la poussèrent sans ménagement par la portière arrière gauche de l'Octavia noire qui attendait à leur hauteur avant de redémarrer dans un crissement de pneus et au son du gyrophare bleu que le conducteur venait de placer sur le toit de l'habitacle.
À peine trois minutes et Diana se retrouva au commissariat de l'avenue Albert 1er toujours en pleine effervescence, encadrée de ses deux cerbères qui, sous leur aspect intimidant que renforçaient encore une moustache fournie pour le premier et des sourcils broussailleux pour le second, l'emmenaient vers la salle d'interrogatoire.
Dans les bureaux bruyants, des policiers en uniforme et pourvus de leur pistolet Glock 26 couraient dans tous les sens, certains devant laisser la place à d'autres équipes d'intervention ou de patrouille pour la soirée, conformément au système de rotation du personnel opérationnel mis en place dans la zone.
S'arrêtant soudain devant la salle, le commissaire LAMBERT ouvrit la porte et invita Madame KAZAN à s'avancer dans une pièce spacieuse mais plutôt lugubre et morne, où ne figurait aucun mobilier superflu ni aucun bien décoratif, et la fit prendre place sur la chaise qui se trouvait à la tête d'une immense table rectangulaire sur laquelle ne reposait aucun dossier.
- « Tout d'abord, avant de commencer, Madame KAZAN, je dois vous informer que l'entretien sera enregistré », déclara le commissaire LAMBERT en faisant un signe de tête vers une vitre teintée qui se trouvait sur le flanc droit de son interlocutrice.
Et au commissaire LAMBERT d'enchaîner, après un bref regard adressé à son collègue :
- « Savez-vous pourquoi nous vous avons fait venir jusqu'ici, Madame KAZAN ? », demanda-t-il.
- « Écoutez, commissaire, je n'en ai pas la moindre idée, mais mon petit doigt me dit que je ne vais pas tarder à le savoir. »
- « Vous en êtes sûre ? Pas la moindre petite idée, Madame KAZAN ? », insista le commissaire.
- « Non, je vous assure, je n'ai rien à me reprocher et ne vois dès lors vraiment pas pourquoi vous avez tenu à me faire un si chaleureux accueil. »
- « KAZAN EL KHOUFIM, c'est bien votre nom ou ça non plus vous ne le savez pas ? »
- « Oui, c'est bien mon nom, je vois que vous êtes bien renseigné, commissaire », ironisa Madame KAZAN, « mais si vous n'avez rien contre moi, pouvez-vous me laisser partir ? »
Le commissaire LAMBERT feignit d'ignorer la question et poursuivit son interrogatoire.
- « Vous êtes bien née à Melilla [2] le 17 janvier 1990 ? »
- « C'est bien cela, commissaire, du temps où la ville constituait encore une commune de la province de Malaga et n'avait pas encore acquis son statut d'autonomie. Contrairement à ce que mon nom semble toutefois indiquer, je suis donc bien de nationalité espagnole et non pas marocaine. Je suis fière de pouvoir dire que mes grands-parents paternels ont vécu une romance d'amour digne de Roméo et Juliette, mais avec une fin bien moins tragique : malgré les réserves familiales, mon grand-père musulman a en effet fini par épouser la femme qu'il aimait, une Espagnole de religion juive, qui devint ma grand-mère par la même occasion. Elle était une lointaine descendante de Cristóbal CÓLON [3], le célèbre navigateur qui associa son nom à plusieurs terres d'Amérique... »
L'inspecteur principal LAMBRECHTS qui jusque-là était resté plus en retrait s'approcha de Diana et posa une photo devant elle.
- « Reconnaissez-vous cette personne, Madame KAZAN ? », lui demanda-t-il.
- « Cela ne me dit vraiment rien, inspecteur », répondit-elle, en s'efforçant de ne pas laisser percevoir son émotion.
- « Regardez bien, je me permets d'insister, ajouta-t-il avec un petit sourire sarcastique. »
- « Non, je ne connais pas cette personne. »
C'est le moment où le commissaire LAMBERT décida de reprendre la main.
- « Alors je me dois de rafraîchir un peu votre mémoire, Madame KAZAN », déclara-t-il, un peu excédé. « Et avant toute chose, je tiens à vous prévenir qu'au moment où je vous parle, une perquisition est sur le point de se terminer en votre domicile. Vous vous doutez sûrement que l'on a découvert et emporté pas mal de choses qui appartiennent à cette personne que vous semblez ne pas connaître. Je vous conseille donc de changer rapidement de stratégie et de coopérer si vous voulez éviter de vous retrouver dans de sales draps. »
- « Dois-je prendre cela comme un simple avertissement ou une menace, commissaire ? », s'enquit Madame KAZAN avec une pointe d'ironie. « Sachez qu'il m'en faut bien plus pour m'impressionner et je vous répète que je ne sais absolument pas de quoi vous parlez. »
- « Alors regardez bien cette photo-ci, je vous prie... Ce n'est pas vous que l'on aperçoit assise dans le coffre de la Defender qui s'avère pourtant bien être immatriculée à votre nom ? Cette photo a été prise en bas de l'appartement d'un certain Guy SAMOHARÉGUÉ lors du chargement de caisses appartenant à notre chère Madame Géraldine NEYR et dont une partie a été retrouvée chez vous. Que pouvez-vous répondre à cela, Madame KAZAN ? Vous pensez toujours que nous nous acharnons sans preuves contre vous ? »
Ne s'attendant à aucune réponse en retour aux questions qu'il venait lui-même de poser, le commissaire LAMBERT fit discrètement signe à l'inspecteur LAMBRECHTS [4] de le suivre et ils sortirent tous deux de la salle d'interrogatoire, non peu fiers du petit avantage qu'ils pensaient avoir réussi à prendre et laissant leur jolie proie un instant seule à faire le point, dans l'espoir qu'elle se mette enfin à table.
Tel le microprocesseur d'un puissant ordinateur pouvant atteindre une cadence maximale de 5,1 GHz, le cerveau de Diana se mit instantanément à traiter une multitude de données afin d'élaborer une stratégie. Le commissaire bluffait-il ou disposait-il réellement d'informations susceptibles de griller sa couverture ? Pouvait-elle tout expliquer aux policiers qui ne faisaient finalement que leur boulot ou devait-elle plutôt espérer que s'ils étaient suffisamment clairvoyants et habiles pour découvrir la vérité, ils se montreraient alors également fort avisés, le cas échéant, pour couvrir toute implication de sa part dans cette affaire et garantir son anonymat. Et d'abord, par où devait-elle commencer ? Ce qu'elle savait en tout cas, c'est qu'il était hautement suicidaire de leur avouer qu'elle avait prédit, plusieurs semaines à l'avance, les terribles attentats qui s'étaient produits à Bruxelles en mars 2016 et qui allaient faire au moins 14 morts et 92 blessés.
Lorsque les deux policiers rentrèrent à nouveau dans la salle d'interrogatoire dans laquelle ils avaient laissé Madame KAZAN dix minutes plus tôt, ils la trouvèrent dans la même attitude, perdue dans sa réflexion, si ce n'est toutefois un détail : elle étirait avec grâce et nonchalance ses longs cheveux, noirs comme du jais.
- « Désirez-vous un café, Madame KAZAN ? », lui demanda poliment l'inspecteur principal Gerhard LAMBRECHTS.
- « Bien volontiers, inspecteur, avec un sucre et un soupçon de lait si possible. Merci, c'est gentil de votre part », répondit Diana qui sortait de l'état de méditation intense dans lequel elle s'était mise.
- « Je vous apporte cela tout de suite. Un petit instant, je vous prie. »
Madame KAZAN se redressa sur sa chaise et, s'adressant alors au commissaire LAMBERT qui ne pouvait s'empêcher de poser sur elle un regard inquisiteur bien que charmé par la posture fière et élégante de la jeune femme, décida de lui montrer qu'elle était une femme moderne, déterminée et que c'était elle qui donnait le tempo :
- « Commissaire, je vais vous aider dans votre enquête et vous dire ce que je sais. Mais, en échange, je demande que mon témoignage reste anonyme et ne figure aucunement dans un procès-verbal. C'est une condition à laquelle je ne puis renoncer. Dans le cas contraire, je demande à pouvoir avoir recours immédiatement à un avocat, conformément à la procédure Salduz [5]. »
- « Nous vous avons fait venir ici non pas en qualité de suspect mais bien en tant que témoin. Toutefois, vu les éléments en notre possession, si vous ne voulez pas collaborer, nous serons alors contraints et forcés de vous mettre en garde à vue. Tout dépend donc bien de vous, Madame KAZAN, la balle est dans votre camp. Quant à la question qui touche à l'anonymat, tout dépendra de ce que vous avez à nous dire et je ne peux donc m'engager plus avant. Ne dit-on pas que « Le meilleur moyen de tenir sa parole est de ne jamais la donner » ? », énonça le commissaire LAMBERT.
Alors que l'inspecteur LAMBRECHTS venait de déposer le café sur la table, accompagné d'un petit biscuit, Diana se pencha pour y ajouter le sucre puis, au moyen de la petite cuillère présente dans la soucoupe, se mit à le diluer ainsi que la mousse de lait qui trônait encore à la surface du précieux liquide. Elle en huma l'arôme et en prit ensuite une petite gorgée qu'elle garda quelques instants en bouche afin de bien profiter de l'équilibre subtil des saveurs. Ce rituel accompli, elle se sentit fin prête à démarrer son récit.
- « Un grand merci, inspecteur, votre café est vraiment excellent ! J'en reprendrais bien volontiers une tasse tout à l'heure si cela ne vous ennuie pas... »
- « Pas de soucis, Madame KAZAN, avec plaisir. »
- « Si vous n'y voyez pas d'objection, je voudrais maintenant que vous écoutiez mon témoignage sans m'interrompre. Je répondrai ensuite à toutes vos questions... »
- « Alors, nous vous écoutons. Allez-y, je vous prie », insista le commissaire LAMBERT qui piaffait d'impatience.
Venant de croiser la jambe droite par-dessus la cuisse gauche, Diana secoua ensuite le pied de haut en bas, en petits mouvements saccadés, pour en faire tout d'abord glisser puis tomber un escarpin noir brillant sur le sol fraîchement ciré de la salle d'interrogatoire.
- « Tout a commencé », se lança Madame KAZAN, « il y a un an environ, quand Sade Sady, alias Guy SAMOHARÉGUÉ, incorpora un groupe de discussion privé sur Facebook, appelé « Flèche de Cupidon », où les membres adhèrent par parrainage. Très vite, cet homme de cinquante-trois ans, mais qui se présente aux jeunes femmes qu'il aborde comme ayant une dizaine d'années de moins, s'avéra tout d'abord être, pour le moins, un escroc qui repère ses proies sur les réseaux sociaux, les manipule et les isole, afin d'avoir une totale emprise sur elles et leur soutirer de l'argent. En effet, rapidement, il s'intéresse à leurs liquidités, comptes en banque ou dispositions testamentaires sous prétexte d'un investissement dans un bien immobilier en Espagne pour lequel il demande la participation de 100.000 euros. Un jour, il fit ainsi la rencontre d'une dame qui travaille en tant qu'interprète au sein du Conseil européen et s'intéressa de beaucoup trop près aux accès et à la sécurité des bâtiments des institutions européennes implantés dans le quartier Schuman à Bruxelles. C'est à ce moment-là que nos services ont commencé à s'intéresser à lui et ont assez vite appris qu'il était arrivé sur le territoire belge au moyen de faux papiers. Né au Maroc dans la partie Nord du pays et en contact régulier avec des individus que nous avions déjà fichés S, Guy SAMOHARÉGUÉ habite le petit appartement, logement social de transition, que vous connaissez déjà et pour lequel il a fait relier l'interphone directement à son téléphone portable. Personnellement, je ne connais pas beaucoup de personnes qui éprouvent un tel besoin, si ce n'est... »
Afin de voir l'effet que ses révélations avaient sur ses interlocuteurs, Madame KAZAN marqua une pause et en profita pour boire une nouvelle gorgée de café. Apparemment satisfaite, elle reprit :
- « Voyez-vous, commissaire, il s'agit d'une affaire qui a de multiples ramifications et il est important que vous sachiez où vous mettez les pieds pour ne pas venir foutre en l'air l'opération OCELLE [6] et des mois de travail de filature et mettre en danger nos agents infiltrés, car nous avons ici affaire à du très lourd, quelque chose qui touche à la sécurité nationale !
Et à votre avis, jusqu'où la nébuleuse à laquelle appartient notre activiste nous emmène-t-elle ? Je vous le donne en mille... la Fédération de Russie ! C'est en s'intéressant à l'origine de certains fonds importants qui aboutissaient sur les comptes de Monsieur SAMOHARÉGUÉ que l'on s'est rendu compte que l'argent qui transitait par plusieurs mules bancaires internationales avait pour donneur d'ordre initial un richissime homme d'affaires russe, du nom d'Igor Yevgeni KEJNOPUTIROVITCH, celui-là même qui financerait le groupe Weinberg, une entreprise spécialisée dans le mercenariat et particulièrement active dans différents théâtres d'opérations, allant de la Syrie à l'Ukraine, en passant par la République centrafricaine, le Soudan, la Libye, le Mozambique, ainsi que tout récemment encore, le Mali, où elle effectuerait le sale boulot. »
Le commissaire LAMBERT et l'inspecteur principal LAMBRECHTS étaient restés suspendus aux lèvres de leur surprenant témoin sans oser bouger un sourcil et se demandaient maintenant, dans la mesure où il devait se révéler totalement fiable, si leur enquête allait avoir la moindre chance d'aboutir. Mais Madame KAZAN ne leur laissa que peu de répit et reprit aussitôt la suite de son récit.
- « Étant donné la situation géopolitique extrêmement tendue qui nous ramène aux années de la Guerre froide à laquelle la chute des régimes communistes initiée sous l'ère GORBATCHEV avait réussi à mettre fin en 1989, nous avons ainsi recommandé un niveau de vigilance accrue, y compris dans le domaine de la cybersécurité, non seulement des bâtiments des Institutions européennes, mais également du Grand Quartier général des puissances alliées en Europe, mieux connu sous son acronyme anglais « SHAPE », et du siège de l'OTAN, l'Organisation du Traité de l'Atlantique Nord, ainsi que de toute infrastructure critique, comme nos centrales nucléaires de Doel et de Tihange.
Pour ne pas éveiller les soupçons de Monsieur SAMOHARÉGUÉ, nous avons préféré éviter une approche trop directe et mission m'a alors été confiée d'entrer en contact avec Madame Géraldine NEYR qui entretient une relation amoureuse non exclusive avec lui, et de gagner petit à petit sa confiance. C'est ainsi qu'ayant appris qu'elle devait aller faire une démonstration de produits au complexe commercial Médiacité, je m'improvisai moi-même représentante en whisky de la marque Jack Daniel's et m'arrangeai pour aborder Géraldine et faire sa connaissance. C'était un vendredi, je me souviens très bien, car le soir même, nous sortions toutes les deux dans une boîte clandestine de Molenbeek-Saint-Jean où elle m'a fait découvrir un monde dépravé, complètement plongé dans la toxicomanie. Cela a été pour moi un véritable choc, mais je pense qu'elle avait voulu voir ma réaction et me tester...
Cela va sans doute vous paraître bizarre, commissaire, mais je pense avoir au début éprouvé de la compassion pour cette femme qui s'est tôt enfoncée dans la délinquance quand son père est tombé dans l'alcoolisme suite au suicide inopiné de son épouse. Elle devait avoir à peine quatorze printemps. Livrée à elle-même, elle a alors complètement perdu pied à l'école sans obtenir le moindre diplôme au final et s'est rapidement mise à consommer du haschich avant de devenir une proie facile pour les trafiquants et le crime organisé. Vivant tout d'abord de petits larcins, elle fut ensuite contrainte à se spécialiser dans la revente de cocaïne qu'elle continue à acheminer régulièrement d'Espagne, et à se prostituer. En mai 2018, afin de masquer la disparition de centaines de cartons de produits d'entretien dans lesquels était cachée la drogue, elle n'hésitera pas à bouter le feu à l'entrepôt de la société de transport Trans Logistics. »
Diana marqua une nouvelle pause et prit délicatement le biscuit aux pépites de chocolat qu'elle trempa dans le café et laissa ensuite fondre lentement dans la bouche, en un moment de parfait détachement que ses deux interlocuteurs n'osèrent pas interrompre, puis sortant soudainement de l'état presque extatique dans lequel elle se trouvait, elle darda son regard dans celui du commissaire LAMBERT et sembla lire dans ses yeux comme dans un livre ouvert :
- « Je sais, commissaire, ce que vous vous dites à mon sujet : « Comment une jeune femme d'origine étrangère dont on ne connaissait encore rien il y a seulement un mois peut-elle venir dynamiter notre enquête ? » Vous commettriez en tous cas une énorme erreur si vous vous montriez trop impatient et manquiez de discernement dans cette affaire. Vous aurez l'occasion de poursuivre Madame NEYR en temps voulu, mais en attendant, cette femme, même si elle ne le sait pas encore, est la clef qui nous permettra d'éviter une catastrophe de grande ampleur, je puis vous l'assurer. »
Puis se saisissant de son téléphone portable que les policiers n'avaient pas jugé utile de confisquer le temps de l'audition, elle jeta un coup d'œil à l'application de géolocalisation :
- « Vous devez savoir, commissaire, que Madame NEYR a plusieurs lieux de chute et, si elle est toujours bien domiciliée chez son père, elle n'y met quasiment plus jamais les pieds. Elle a en effet fait dévier son courrier à diverses adresses postales disséminées un peu partout dans la partie francophone du pays et s'est aménagé autant de zones de repli, non seulement pour elle, mais également pour stocker toutes ses affaires. Et à cet instant précis, sa voiture, une BMW noire dans le coffre de laquelle j'ai réussi à placer un émetteur miniature, est localisée dans un parking couvert de l'aéroport de Bruxelles National. »
- « De toute façon, je ne sais que trop bien ce que vous avez trouvé lors de la perquisition : quelques produits provenant certainement de l'entreprise Trans Logistics mélangés à certaines affaires personnelles ayant une valeur purement sentimentale pour Géraldine, ainsi que, de quoi confirmer vos soupçons, une balance de haute précision, du bicarbonate de soude en assez grande quantité, une ou deux boîtes d'argile blanche, du paracétamol dont l'usage est bien connu comme antalgique et antipyrétique, et de la lidocaïne, un anesthésique local à effet rapide et longue durée, tous produits, comme vous le savez, utilisés pour couper la came, ainsi que de l'eau stérile et deux ou trois seringues pour sa consommation personnelle. J'ai dressé un inventaire photo complet de tout ce que Madame NEYR a déposé chez moi. J'espère toutefois que vos hommes auront eu la délicatesse ou pris la précaution de ne pas tout déranger voire même pire, de tout embarquer, commissaire, auquel cas je vous saurai gré de tout remettre en place avec minutie avant le retour de ma target [7], sans quoi vous me laisseriez dans une position bien inconfortable. »
- « Excusez-moi de vous interrompre, Madame KAZAN », se risqua l'inspecteur principal LAMBRECHTS, « pouvez-vous nous certifier qu'il s'agit bien des caisses que vous avez chargées avec votre voiture à l'appartement de Monsieur SAMOHARÉGUÉ ? »
- « Oui, c'est bien cela, inspecteur, mais je pense que Géraldine a déjà transféré deux ou trois de ces caisses dans un autre lieu, chez un berger de la Roche-en-Ardenne, je crois, où elle est descendue récemment. Pour le reste, vous devez également savoir que Madame NEYR utilise plusieurs téléphones portables et bien entendu plusieurs cartes SIM qu'elle partage entre les différents appareils.
À cet instant précis, le juge d'instruction Jean-Baptiste Frenay qui était présent dans la salle contiguë et qui n'avait rien perdu de cet entretien, prit son Smartphone et composa le numéro du procureur fédéral enregistré dans son répertoire, afin de lui poser la question qui le taraudait depuis quelques minutes. Son interlocuteur décrocha après la troisième sonnerie seulement :
- « Monsieur le Juge que puis-je faire pour vous ? »
- « Nous avons un problème, Monsieur le Procureur. Une enquête Stups qui devait nous permettre de démanteler un gros trafic semble prendre une orientation vraiment inattendue. J'aimerais que vous fassiez jouer vos contacts à la Sûreté de l'État et que vous me confirmiez, le cas échéant, que Madame Diana KAZAN EL KHOUFIM est bien l'un de leurs agents et qu'elle est actuellement infiltrée auprès d'une organisation criminelle potentiellement terroriste. »
- « Je vais voir ce que je peux faire. Vous pouvez me répéter et m'épeler le nom de cette dame, j'ai pris de quoi noter... »
- « Alors oui, il s'agit de Madame KAZAN EL KHOUFIM : Kilo, Alpha, Zulu, Alpha, November suivi d'un espace, Echo, Lima de nouveau suivi d'un espace puis enfin Kilo, Hotel, Oscar, Uniform, Foxtrot, India et Mike. Et le prénom est Diana : Delta, India, Alpha, November, Alpha. Inutile de dire que c'est assez urgent ! Un tout grand merci pour votre aide, Monsieur le Procureur ! »
- « Pas de problème, vous me remercierez après. Je vous rappelle tout de suite dès que j'ai les infos... »
Une bonne vingtaine de minutes plus tard, sur le coup de dix-neuf heures trente, Madame KAZAN sortait du commissariat les lèvres légèrement plissées en un large sourire, accompagnée par l'inspecteur principal LAMBRECHTS qui avait insisté pour la raccompagner à bord de son propre véhicule jusqu'à la Defender qui attendait sur le parking maintenant pratiquement désert et surtout mal éclairé.
Lorsque Madame KAZAN entra, côté passager, dans la Volvo XC40 de couleur rouge garée à l'arrière du commissariat, l'inspecteur principal qui venait de s'installer derrière le volant se tourna vers elle :
- « On n'est jamais à l'abri des mauvaises rencontres, surtout quand on est une jeune femme belle et élégante qui se promène seule le soir, mais avec moi vous n'avez rien à craindre, Madame KAZAN. », lui dit-il tout en démarrant le véhicule.
- « Ne seriez-vous pas en train de me draguer, inspecteur ? », railla Madame KAZAN. « Je suis tout à fait capable de me défendre, vous savez ! »
- « Je n'en doute pas un seul instant... Vous avez d'ailleurs fait forte impression tout à l'heure et il paraît que l'Administrateur général de la Sûreté en personne n'a pas manqué d'éloges à votre égard et aurait même affirmé que vous étiez l'un de leurs meilleurs éléments ! »
- « Chuuut, inspecteur, les grandes oreilles risquent de nous entendre ! », susurra Madame KAZAN, tout en plaçant l'index de sa main droite devant sa bouche. « En tout cas, je compte sur votre totale discrétion, la vôtre bien sûr, mais également celle de vos collègues, afin que je puisse continuer à évoluer en dehors des écrans radars. »
- « C'est le moins que nous puissions faire, Madame KAZAN ! Vous pouvez compter sur nous ! Un seul mot d'ordre : « motus et bouche cousue » ! Merci de nous avoir consacré un peu de votre temps et encore toutes nos excuses pour la manière un peu brutale avec laquelle nous vous avons invitée à vous joindre à nous. »
- « Invitée, inspecteur, plutôt une invitation contrainte et forcée, mais néanmoins cordiale », plaisanta Diana, alors qu'ils apercevaient déjà la Defender.
- « Je dirais même plus, Madame KAZAN, le commissaire LAMBERT et moi-même sommes très honorés de vous avoir rencontrée même si nous aurions préféré que cela ait pu avoir lieu dans de bien meilleures circonstances... »
Tandis que la Volvo venait de s'immobiliser pour laisser descendre Madame KAZAN, ils se dévisagèrent un bref instant avant de se dire au revoir, car ils savaient tout aussi bien l'un que l'autre que leurs chemins allaient immanquablement devoir se croiser à nouveau.
[1] Ce personnage fictif n'a rien avoir avec « Les aventures de Gérard Lambert », une chanson de Renaud sortie en 1980 sur l'album « Marche à l'ombre » et qui raconte un fait de vol d'essence commis par le sieur Lambert dans les réservoirs de voitures alors qu'il était tombé en panne d'essence avec sa mobylette entre Rungis et Longjumeau dans la nuit du 14 avril 1977, date précisée dans la chanson. Le personnage de la chanson aurait eu pour inspiration l'acteur Gérard Lanvin qui avait partagé la vie de Dominique Quilichini dans les années 1970 avant qu'elle ne devienne elle-même la femme de Renaud et donne naissance, le 09 août 1980, à une petite Lolita. À ce moment, le chanteur connaît le succès, multipliant les tubes, - avec des chansons comme « Morgane de toi (amoureux de toi) » (1983) ou « Mistral gagnant » (1985) qui tiendrait son nom d'une ancienne confiserie, et qu'il dédie toutes deux à sa fille -, avant de sombrer dans l'alcool.
Le nom de famille Lambert est toutefois assez répandu, notamment en province de Liège. Le 17 septembre, les Liégeois fêtent le saint patron de leur diocèse, saint Lambert, qui a été assassiné aux alentours de l'an 700, au moment où Liège n'était encore qu'un village, en raison du contexte politique particulier de l'époque, marqué par la passation des pouvoirs de la dynastie mérovingienne aux maires du palais, en l'occurrence ici à Pépin II de Herstal, le grand-père de Pépin le Bref qui deviendra le premier roi de la dynastie carolingienne. La dépouille du saint, d'abord ensevelie à Maastricht (Pays-Bas) après avoir été ramenée en barque le long de la Meuse pour être enterrée aux côtés de son père, Robert, comte palatin et chancelier de Clotaire III, reposera par la suite, - dès le rapatriement à Liège des saintes reliques entrepris par saint Hubert, son successeur -, sur les lieux de son martyr, soit à l'endroit même de l'actuelle place Saint-Lambert où plusieurs édifices religieux consacrés à sa mémoire se succéderont au fil des siècles jusqu'à la destruction, dès 1794, de la cathédrale Notre-Dame-et-Saint-Lambert des suites de la Révolution française.
[2] Ceuta et Melilla sont deux enclaves espagnoles du continent africain faisant face à la côte ibérique et qui doivent répondre à de nombreuses tentatives de migrants désirant rejoindre l'Europe. La ville de Melilla, d'une superficie de 13,41 km2 pour un peu moins de 85.000 hab., établie sur la côte méditerranéenne dans la partie la plus orientale du Rif marocain, dans le golfe de Gourougou, - du nom du massif volcanique qui le domine -, est séparée du territoire marocain, depuis 2009, par un triple grillage en demi-cercle financé par l'Union européenne, d'une longueur de 12 km, équipé de caméras et ponctué de miradors. Cependant, suite à un accord hispano-marocain datant de 1912, les habitants de la province de Nador sont autorisés à franchir la frontière sur simple présentation de leur passeport, tandis que les habitants de Melilla peuvent se rendre dans cette même province voisine en présentant leur carte d'identité, ce qui oblige la police espagnole à procéder à un contrôle renforcé systématique à la gare maritime, ainsi qu'à l'aéroport, de tous les passagers à destination du continent européen.
A côté de la population d'origine ibérique et de confession catholique qui constitue la communauté la plus importante, directement suivie par la population musulmane, Melilla comporte également une collectivité juive sépharade bien intégrée et particulièrement influente qui aurait échappé au décret royal du 31 mars 1492, dit « décret de l'Alhambra », qui donnait « trente jours à tous les Juifs d'Espagne pour quitter la terre de ses ancêtres ». Outre l'espagnol, cette population, certes minoritaire, parle la hakitia, - variante du ladino qui est une langue judéo-romane dérivée du vieux castillan du XVème siècle et de l'hébreu -, et incorporant des mots arabes.
Par ailleurs, de par leur situation privilégiée, les villes de Ceuta et de Melilla constituent une plaque tournante pour le trafic de stupéfiants à destination de l'Europe, y introduisant les produits dérivés du cannabis, ainsi que la cocaïne sud-américaine qui transite notamment par le port de Casablanca.
Enfin, signalons également qu'avec l'émergence de la mouvance djihadiste islamiste inspirée du wahhabisme, - communauté islamique fondée par Muhammad ibn 'Abd al-Wahhāb (1703-1792) qui prône un retour aux sources de l'Islam et donc aux pratiques en vigueur au temps du prophète Mahomet (auquel les puristes préfèrent donner le nom de Muhammad (vers 570 - 632)), Ceuta et Melilla sont dans la ligne de mire de la haine intégriste, au même titre d'ailleurs, pour des raisons historiques, que l'Andalousie, en ce qu'elles représentent à leurs yeux des « cancers infidèles et chrétiens en terre d'Islam ».
[3] Plusieurs hypothèses circulent sur les origines de Christophe Colomb (Cristoforo Colombo, en italien et Cristóbal Colón en espagnol, 1951-1506). S'il existe bien une lettre de sa main qui prétend qu'il serait né à Gênes, confortant ainsi l'hypothèse soutenue par les partisans d'une ascendance italienne, il est indéniable également qu'il n'a jamais écrit la moindre ligne en italien, mais rédigeait plutôt en espagnol et employait même des tournures de phrase typiques du catalan voire du portugais, ainsi que des caractères hébraïques. Nous partageons dès lors l'hypothèse moins largement répandue, mais néanmoins tout aussi crédible, selon laquelle le célèbre navigateur serait né à Valence de Juifs convertis, ce qui expliquerait qu'il ait pris un tel soin à dissimuler ses origines. Certains Juifs convertis continuaient de pratiquer le judaïsme en secret et à cette époque, en Espagne, même les Juifs convertis étaient persécutés, ce qui en a contraint bon nombre à quitter le pays.
[4] Ce binôme fictif d'enquêteurs n'est pas sans rappeler la célèbre paire « Dupond et Dupont » qui apparut pour la première fois en 1932 dans « Les Aventures de Tintin », avec l'album « Les Cigares du Pharaon » où ils veulent arrêter le célèbre reporter et portent alors seulement un nom de code, à savoir X33 et X33bis. Et ce n'est que bien plus tard, dans « Le Sceptre d'Ottokar », paru le 10 novembre 1938 dans Le Petit Vingtième, que leurs véritables patronymes seront connus du grand public. Signalons également qu'il n'y a qu'un détail qui peut permettre de les différencier : la moustache de Dupond (X33) est droite ou en forme de D tandis que celle de Dupont (X33bis) est troussée vers l'extérieur à la manière d'un T inversé. Mais dans « Objectif Lune », pl. 18, Hergé fera dire à Milou : « Ça y est !... Entrée sensationnelle des Dupondt Brothers !... » et pérennisera ce nom collectif au travers de bien d'autres albums par la suite.
[5] Faisant suite à un arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme du 27 novembre 2007 (« Arrêt Salduz ») mettant en cause la Turquie contre un jeune Turc, Yusuf Salduz, mineur au moment des faits, en 2001, et arrêté pour sa participation présumée à une manifestation illégale du parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), l'article 47bis CICr, introduit par la « loi Franchimont » du 12 mars 1998, modifiée par les lois du 13 août 2011 (dite « Loi Salduz ») et du 21 novembre 2016 (dite « Loi Salduz + ») offre des droits et des garanties à toute personne entendue, qu'il s'agisse d'un suspect, d'une victime ou d'un simple témoin, que la personne soit convoquée par la police ou privée de sa liberté. Dans son arrêt, la Cour stipulera que « le prévenu peut bénéficier de l'assistance d'un avocat dès les premiers stades des interrogatoires de police ».
[6] Du latin ocellus, diminutif de oculus, œil, l'ocelle désigne, outre l'œil simple, - dépourvu de facettes, commun notamment à la famille des insectes -, une tache arrondie dont le centre et le tour sont de deux couleurs différentes (in « Le Petit Robert »). Ces ocelles ornent les plumes de certains oiseaux comme le paon ou le faisan argus ocellé ou les ailes de papillon comme le paon du jour. L' « opération OCELLE » qui fait donc allusion aux yeux d'Argus, consiste dès lors en une opération qui impose la plus grande vigilance et une surveillance continue et sans faille.
[7] Terme anglais qui signifie « cible » et est fréquemment utilisé dans le jargon policier ou celui du renseignement pour désigner la personne qui fait l'objet de mesures particulières de surveillance.